“D’une manière générale, je dois dire que j’ai trouvé l’expérience de jeu un peu pauvre… Je vais enfoncer des portes ouvertes, mais c’est un jeu qui s’adresse surtout à des cinéphiles et dont l’accueil dit aussi beaucoup sur les critiques et journalistes de jeu vidéo : si le jeu a été autant encensé, c’est que le parcours culturel de ceux et celles qui écrivent sur le jeu vidéo est encore très ancré dans la tradition cinématographique. Pour quelqu’un qui vient d’une culture plus strictement vidéoludique ou même littéraire, comme moi, c’est un jeu un peu limité qui finit par se reposer uniquement sur son intrigue. Et son intrigue, comment dire… On peut, bien sûr, avoir diverses appréciations, mais je me contenterais de dire qu’elle vaut ce que ce qu’elle vaut (rires).”

Publié sur https://www.critikat.com le 1er novembre 2022.

“Le 12 juin dernier est paru The Centennial Case : A Shijima Story du studio japonais h.a.n.d, peu connu en Europe jusqu’ici au-delà de ses collaborations avec plusieurs grands noms de l’industrie nippone (Square Enix, Bandai Namco, Level 5). Le jeu obéit à une double filiation générique : celle du jeu d’enquête d’abord, consistant à réunir des indices puis élaborer un raisonnement visant à confondre un coupable parmi une liste de suspects – genre relativement mineur quoique brillamment illustré par la série Ace Attorney (Capcom) depuis 2001 ; et celle, plus insolite en 2022, du FMV. Le FMV (Full Motion Video) désigne une technique de rendu de l’image imposant généralement ses contraintes à des jouabilités variées, consistant en l’utilisation de prises de vue réelles mobilisant de vrai·es acteurs et actrices, au lieu des habituelles images de synthèse du jeu vidéo. Le FMV a connu une histoire sinueuse depuis son apparition sporadique au début des années 1980 sur certaines bornes d’arcade, puis sa vogue passagère au milieu des années 1990 à l’époque de la généralisation du support CD. Perçu un temps comme l’avenir du jeu vidéo, la logique derrière son exploitation était somme toute légitime : à quoi bon s’échiner à concevoir des modèles 3D plus vrais que nature, s’il est possible de mettre sous les yeux du joueur ou de la joueuse la nature elle-même ?”

Publié sur https://www.debordements.fr le 7 septembre 2022.

“L’histoire du jeu de rôle japonais, ou J-RPG, est une histoire de temps long. Temps long de la production : trente-cinq ans et quelques mois depuis les premières tentatives sur Famicom, avec des œuvres qui déploient leur sérialité dans des proportions aujourd’hui aberrantes (Final Fantasy XV, Dragon Quest XI). Temps long de la pratique, pour des jeux qui, depuis la fin des années 1990, atteignent communément des durées individuelles de trente, quarante, cinquante heures sans forcer. En contemplant, rêveur, sur le panneau métrique de Steam, les quatre-vingt-une heures et vingt minutes qu’il m’a fallu pour voir défiler le générique de ce nouveau Tales of Arise (Namco Bandai, 2021), il m’est venu deux questions, un peu à rebours des réflexions récentes de Barnabé Sauvage sur l’accélérationnisme appliqué au jeu vidéo : qui, aujourd’hui, a le temps de consommer ces œuvres culturelles et d’en rendre compte ? Pire encore, quelle forme est censée prendre ce compte rendu d’une expérience esthétique d’un mois et demi ?”

Publié sur https://www.debordements.fr/ le 22 décembre 2021.

G.G. : En soi, il s’agit déjà d’un point de rupture avec le jeu vidéo traditionnel, car s’il y a bien quelque chose qui fait partie du paradigme industriel et commercial de ces jeux, c’est bien de ne jamais regarder en arrière. Une nouvelle superproduction ne fait quasiment jamais référence au jeu qui précède. Elle se doit d’être révolutionnaire : on annonce en grande pompe les nouvelles « features », on insiste sur le fait qu’il s’agit d’une « nouvelle manière de jouer », avec un gameplay ou des graphismes « jamais vus »…

A.M. : Ce qui est totalement hypocrite !

G.G. : Totalement. Et c’est une stratégie commerciale très banale, qui n’est d’ailleurs pas propre au jeu vidéo, mais au capitalisme marchand en général, où chaque produit est là pour effacer le précédent, créer un nouveau besoin. À l’inverse, le jeu indépendant, lui, prétend que le jeu vidéo possède une histoire, qu’on peut y répondre, la critiquer, la citer. On a là une perspective nouvelle, parce qu’en un sens, ça a déplacé le jeu vidéo, dans les discours et les représentations, d’une temporalité du produit à une temporalité de l’œuvre.”

Publié sur https://www.critikat.com/ le 7 décembre 2021.

G.G. : Après, est-ce que cette promesse-là a vraiment été entendue ? Vous avez tous les deux employé le terme de « confinement ». On se serait donc attendu à ce que, dans cette logique compensatoire, les jeux en monde ouvert explosent durant la pandémie, et s’affirment comme le sous-genre le plus joué.

C.L. : Au lieu de ça, il y a eu Among Us

G.G. : Oui voilà ! Ce qui a le plus marché durant le confinement, c’était Among Us et Animal Crossing, deux succès fulgurants, mais qui ne sont pas des jeux en monde ouvert – qui sont même exactement l’inverse. Pendant ce temps, les grands mondes ouverts comme Cyberpunk 2077 ou Assassin’s Creed : Valhalla se sont correctement vendus, mais sans éclat particulier. Je ne sais pas si la dynamique compensatoire s’est vraiment révélée très juste.

A.M. : On était peut-être épuisé de tous les mondes ouverts qui se sont succédés au cours de ces dernières années…”

Publié sur https://www.critikat.com/ le 2 novembre 2021

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“Avec à peine un mois d’écart sont parus cet été Griftlands, du studio indépendant Klei Entertainment (qui nous avait déjà gratifié·es du génial jeu de survie Don’t Starve il y a huit ans), et Roguebook, du studio Abrakam Entertainment SA., co-écrit par Richard Garfield, le créateur de Magic : The Gathering. Deux jeux vidéo « de cartes » – ou, comme Steam préfère les appeler, de deckbuilding, exploitant une veine générique dont la fortune remonte au milieu des années 2010 avec le succès retentissant d’Hearthstone (Blizzard Entertainment, 2014). Bien que les deux jeux n’aient pas grand-chose à voir du point de vue esthétique ou narratif, ils interrogent tous deux la place un peu précaire mais pourtant décisive qu’occupe le jeu de cartes dans notre définition du jeu vidéo, et avec elle, les frontières parfois arbitraires de notre culture ludique.”

Publié sur https://www.debordements.fr/ le 15 septembre 2021

“M : Le quartier est joli, et la lumière est belle en ce moment. Vers cinq heures, c’est assez clair : une lumière d’hiver. Je suis allé me promener vers Asnières, aussi. 

G : Qu’est-ce que t’as été faire à Asnières ? 

M : Bah j’ai toujours mon guide de randonnée des Hauts-de-Seine. 

G : Attends (rires), t’as un guide de randonnée des Hauts-de-Seine ? 

M : Y a plein d’endroits très jolis dans les Hauts-de-Seine, y a pas que la Défense : Saint-Cloud, les coteaux qui surplombent la Seine, les berges… C’est vraiment beau. Et à Asnières, t’as un petit centre très mignon : avec un pont, peint par Van Gogh, qui a été détruit et remplacé par des ponts d’autoroute. Y a un cimetière pour animaux aussi, créé vers la fin du XIXème – avant, on les jetait dans les ordures ménagères. Et t’as un château, construit par Mansart. 

G : C’est vrai ? 

M : Oui, le château d’Argenson. Mais si tu continues vers Gennevilliers, là ça devient très industriel. T’as une coulée verte, avec de gros stades, et des trucs qui t’envoient une lumière un peu froide. 

G : Je t’avoue que j’ai jamais mis les pieds là-bas. Est-ce que tu penses que c’est censé t’aider sur GeoGuessr ? “


Publié dans Immersion. Revue sur le jeu vidéo, n°6, “Frontières”, septembre 2021.

“Le 30 avril dernier est parue la suite d’un jeu que personne n’attendait vraiment, dont il est même raisonnable de supposer que certain·es joueurs ou joueuses ignorent qu’il s’agit d’une suite : il faut dire que dans l’intervalle de vingt-deux ans qui sépare le Pokémon Snap original (HAL Laboratory, 1999) de ce New Pokémon Snap(Bandai Namco Studios, 2021), des joueur·euses ont eu le temps de naître, grandir et devenir adultes sans avoir jamais eu vent de la série. Comme nous le rappelle à de nombreuses reprises notre mentor dans ce nouvel épisode, en photographie – comme en édition de jeux vidéo – tout est question de timing.”

Publié sur http://www.debordements.fr le 21 juillet 2021.

 
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“À la manière d’un Netflix finançant Scorcese pour la réalisation de son Irishman, Apple, producteur sur le jeu, est allé tirer de sa pré-retraite le vénérable Hironobu Sakaguchi, et avec lui son compositeur attitré, le non-moins vieillissant Nobuo Uematsu, pour un dernier baroud d’honneur. Les deux légendes du jeu vidéo japonais ayant déclaré, chacun pour son compte, qu’il s’agissait probablement là de leur tout dernier projet, ce Fantasian se retrouve malgré lui nimbé d’une aura testamentaire – d’autant plus de la part d’un créateur qui, depuis 35 ans, ne cesse de prédire la venue de sa « dernière excentricité ». L’heure de la révélation a donc sonné : et si les ultima verba de Sakaguchi résonnent dans une cathédrale qui semble à première vue un peu étroite pour eux, c’est toute une histoire du jeu de rôle japonais qu’ils font vibrer d’un frisson étonnement moins crépusculaire que prévu.”

Publié sur http://www.debordements.fr le 30 juin 2021.

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“La dernière production du studio polonais CD Projekt RED, Cyberpunk 2077, a jusqu’ici surtout fait parler d’elle pour ses imperfections techniques, son iconographie (vaguement) provocante et son improbable glorification de l’acteur Keanu Reeves en personnage secondaire, contribuant à occulter un récit qui, par certains aspects, n’en demandait pas tant pour se faire oublier. Si la trajectoire du personnage principal, petit malfrat embarqué malgré lui dans une conspiration à grande échelle à la suite d’un braquage qui tourne mal, n’a effectivement rien d’original, la réflexion menée autour de la notion de sauvegarde, au sens à la fois informatique et biologique du terme, interroge néanmoins une certaine tendance contemporaine du jeu vidéo grand public, initiée en un sens avec Red Dead Redemption 2 (Rockstar Studios, 2018) et quelques autres – tendance qui pourrait se résumer en une formule aux accents valériens : « Nous autres, avatars, nous savons désormais que nous sommes mortels. ».”

Publié sur http://www.debordements.fr le 3 mars 2021.

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“La première période de confinement a fait les beaux jours d’un jeu en particulier, dont John Oliver, l’animateur de HBO, soulignait avec une ironie volontairement absurde et conjuratoire la responsabilité « plus que probable » dans l’épidémie qui nous a frappés. Des millions de joueurs et de joueuses cloîtré·e·s se sont en effet découvert une passion pour Animal Crossing : New Horizons (Nintendo, 2020), la simulation de vie insulaire et son style de jeu si particulier, à mi-chemin entre la promenade contemplative et l’accumulation frénétique. Le rapport singulier que ce jeu (et d’autres dont il est tributaire) cultive par rapport au temps et à l’espace n’est sans doute pas pour rien dans le succès qu’il a rencontré à l’occasion de cette conjoncture angoissante. En endossant le rôle de petits décorateurs et de zoologistes en herbe, concentrés devant notre écran, nous y avons retrouvé une maîtrise spatio-temporelle qui nous avait quelque peu échappé durant cette période – faisant apparaître avec une acuité certaine le rapport particulier que le jeu vidéo entretient, en matière d’expérience spectatorielle, avec ces deux catégories a priori de l’existence. ”

Publié sur http://www.debordements.fr le 27 novembre 2020.

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“Le jeu vidéo a depuis un certain temps un rapport compliqué à ses questions d’auctorialité. Beaucoup d’observateurs et d’observatrices se demandent légitimement s’il serait possible d’identifier un individu qui serait dépositaire et partant responsable du sens de l’œuvre vidéoludique, de l’éventuel message qu’elle transmet, à tout le moins de la configuration formelle particulière qu’elle adopte – trace identifiable et repérable d’une œuvre à l’autre, transcendant en une vision singulière les aléas de la (re)production médiatique. La question pourrait sembler peu passionnante si elle n’engageait pas généralement aussi, dans nos représentations actuelles, la différence entre ce que nous percevons comme une œuvre d’Art et un « simple » objet de divertissement.”

Publié sur http://www.debordements.fr le 22 octobre 2020.

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“Le jeu vidéo entretient un rapport paradoxal avec la matière, dont il abolit informatiquement la substance tout en tâchant d’en reproduire l’allure. Troquant les matérialités métonymiques du jouet traditionnel, pour qui bois et plastique constituent à peu près l’alpha et l’oméga de son rapport symbolique aux réalités qu’il reproduit, le jeu vidéo s’implique régulièrement dans un corps à corps concurrentiel avec la matière réelle, essentiellement visuel, mais qui engage une bonne partie de sa charge illusionniste. Il serait même possible de faire une petite histoire parallèle du jeu vidéo sous le rapport de ses obsessions matérielles, de l’eau à la neige en passant par le cheveu ou la fourrure. Pourtant, tous ne cherchent pas à supplanter la poupée ou la petite voiture sous ce rapport, glorifiant à l’inverse la puissance évocatrice du joujou dans une sorte de petit carnaval anti- ou sur-illusionniste paradoxal : c’est notamment le cas d’une veine méconnue mais prolifique du studio japonais Nintendo, qui s’étend pour l’heure de Paper Mario (2000) à Yoshi’s Crafted World (2019).”

Publié sur http://www.debordements.fr le 25 juin 2020.

« Donc là, la quête est terminée. Elle est terminée, et qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai mené une intrigue, avec des implications politiques, morales, extrêmement fortes, mais je n’ai aucun lieu – aucun autre lieu où me situer que celui où j’ai délibérément décidé de me situer en tant que sujet. Je me suis fait ma propre idée de ce qui était la bonne décision – peut-être la moins pire ; mais rien n’est là pour me le confirmer. […] Et finalement, avec quoi on s’en va, là ? On s’en va avec deux potions de soin (rires). C’est-à-dire qu’on a enquêté sur le meurtre d’un fonctionnaire impérial, il y avait une histoire d’amour, d’injustice et de justice sociale…, et on repart avec deux potions de soin ; et dix entrées dans notre journal. Je ne sais pas, c’est… On n’a pas de feedback, tu disais ; mais c’est ça qui m’intéresse. C’est comme dans la vie : tu n’as pas de feedback dans la vie (rires). »

“Les Sessions coupables. Morrowind, avec Guillaume Grandjean”, par Esteban Grine, https://www.youtube.com/c/EstebanGrine/videos (13-16 août 2017).